“Ruser avec l’immortalité est le lot des humains” : François Hartog (1) raconte le partage mortel-immortel, qui institue la supériorité de l’immortel sur le mortel, et la quête sans fin de l’immortalité par les mortels. L’immortel est celui qui a une naissance mais pas de mort. Il dispose parfois du pouvoir de décider de la mort du mortel et acquiert à ce titre un pouvoir divin. “Glorifiez la race sacrée des immortels toujours vivants, qui naquirent de Terre et de Ciel Etoilé…” (p.23) narrait le poète Hésiode.
Hésiode et Homère, dans l’Antiquité grecque, sont à l’origine de grands récits déclinant ce partage, racontant les ruses infinies déployées par les mortels pour gagner l’immortalité, rappelle F. Hartog. Il explique, dans le contexte de ce grand partage, l’originalité d’Ulysse qui ruse en faisant le choix de la mortalité en échange d’une gloire immortelle. La ruse d’Ulysse consiste à considérer “la mémoire des vivants” comme “seul dispositif de survie” (p.31) à sa portée. Si Ulysse cherche, comme tout le monde, à échapper à la mort, c’est davantage à une mort anonyme, à la foule des “sans noms” qu’il cherche à échapper par ses actes héroïques, autant de traces immortelles…
Immortalité et éternité
“La question de l’âme, ce cheval de Troie ou ce tiers qui vient se ficher entre la mortalité et l’immortalité”, “une âme immortelle et voyageuse” explique encore F. Hartog, constituant une”l’immortalité cyclique ou l’âme passant de corps en corps, perdure” (p. 42-43). Ni mort, ni de naissance, “c‘est avec Platon que le renversement s’accomplit “, qu’émerge la théorie de l’âme, l’idée d’une séparation du corps et de l’âme et le concept d’éternité. Dans la théologie chrétienne, le caractère d’immortalité sera perdu par l’arrogance et l’orgueil du premier humain, Adam. Dès lors, la chair humaine sera mortelle et seul son âme pourra gagner le salut et la paix éternelle. Il est donc prudent, à ce titre, de choyer son âme au détriment de son corps.
Tournant le dos à des précautions qui seraient dues au divin, et pour faire vivre plus longtemps cette chair vouée à mourir, certains mortels déploient aujourd’hui des ruses nouvelles, à travers les technologies, notamment sous forme de soutiens et d’investissements dans la recherche en biotechnologies, cellules souches, remplacements d’organes et autres médecines régénératives. L’immortalité d’une âme éthérée et vagabonde pourrait se transformer en manipulation d’une froide puce abritant des fonctions neuronales téléchargées d’un individu, et, selon certains proches de la mouvance transhumanistes et adeptes de science-fiction, trouver refuge dans des machines ou des robots, plutôt que dans des êtres vivants. Après le partage mortel-immortel, l’intelligence artificielle sera sans doute demain une autre grande ligne de partage. Emerge au loin la figure d’un être hybridé, auquel serait plus ou moins intégré l’intelligence artificielle (ou l’inverse), dont les contours sont encore très flous.
La recherche de l’immortalité aujourd’hui, partagée par les milliardaires de la Silicon Valley et par certains dictateurs https://www.anthropotechnie.com/quand-poutine-et-xi-debattent-en-riant-de-limmortalite/, se rapprochent elle de la quête d’un pouvoir sacré ? ou plus prosaïquement d’une terreur très humaine de la souffrance et de la mort ? Dans tous les cas, les objectifs semblent s’éloigner sensiblement de l'”humanitas”, la question du respect de valeurs humaines et du bien d’autrui qui préoccupait en leur temps les romains : ” ce qui a le plus préoccupé les romains n’est pas la question “qu’est ce que l’homme mortel ?”, mais plutôt “qu’est ce qui fait l’humanité de l’homme ?” (p.50) raconte encore F. Hartog, avant de poursuivre son voyage dans le temps, de l’homo christianus aux sombres périodes de l’homo inhumanus, jusqu’au crépuscule contemporain d’anthropos. Et, au delà du partage mortel-immortel, de laisser ouverte une abyssale question, celle de l'”inhumanité” .
1 – Francois Hartog. Départager l’humanité. humains, humanismes, inhumains. Paris : Gallimard 2024. P. 31.
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