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Le jumeau numérique : double ou prolongement de l’individu ?

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Le « jumeau numérique » en santé, c’est à dire un individu mis en données (1), est-il de cette manière plutôt un double ou plutôt un prolongement de l’individu ? Le terme « jumeau numérique » recouvre la représentation digitale d’une personne, sorte d’avatar qui s’apparente à un grand tableau de données de santé, “un modèle mathématique représentant un système réel, nourri par des données issues de ce système réel »(2). Le jumeau numérique serait-il un prolongement du même;  ou bien un double, c’est à dire un autre identique ? La question du jumeau numérique émerge avec  le développement de l’utilisation d’appareils connectés de santé dans le domaine médical, en particuliers les objets connectés “wearables“. Les algorithmes se saisissent des données transmises par les objets connectés de santé, interrogent et interprètent la représentation numérique du patient issue de ces données et permettent la mise en place de thérapies. A travers les données de santé, les individus semblent ainsi se déployer dans une nouvelle dimension. Il pourrait bien alors s’agir du même. Les données de santé “seraient” l’individu lui-même, non pas un double mais bien le prolongement de la même personne.  Le terme “jumeau” serait alors impropre. 

Si les prolongements technologiques du corps, d’externalisation, sont immémoriaux,  il semble que les plus contemporains soient chargés de nouvelles significations. Dans les processus d’externalisation de l’humain, l’ère de l’humain prolongé dans ses données aurait-elle quelque chose a voir avec l’ère de l’humain prolongé dans les outils ? Depuis la préhistoire, l’outil constitue une externalisation de l’humain par le geste,  au sens décrit par Leroi-Gourlan en 1964 dans La parole et le geste. Dans cette augmentation de ses pouvoirs par les outils et les objets, l’humain se déploie en dehors de son corps, parfois à proximité de son corps, parfois plus loin.  Avec l’utilisation de nouvelles technologies de plus en plus automatisées, de plus en plus autonomes,  d’autres enjeux humains, au delà du geste et de l’outil, sont externalisés. Ainsi l’externalisation d’une forme d’intelligence avec un objet technique extérieur,  s’organise t-elle avec l’ordinateur, qui calcule et déduit pour l’humain (Andy Clark 20111).  «L’objet technique (qui) est susceptible d’atteindre différents niveaux de complexité; il peut prolonger l’action du corps ou compléter la perception humaine » observe Virginie Tournay (3), citant Gilbert Simondon dans son livre Intelligence artificielle, les grands enjeux de l’amélioration des capacités humaines. Déjà transformée par le fait de techniques de plus en plus miniaturisées et autonomes, la personne humaine, maintenant éparpillé, est prolongée dans de nombreuses directions : ses échantillons génétiques ou de sang mis en banque, ses gamètes cultivées in vitro, ses organes reproduits dans des organoïdes, ses cellules reprogrammées, son corps technicisé. Venus de l’extérieur mais “faisant corps”, les prothèses, les prothèses classiques aussi bien que les puces ou bio-implants,  font l’objet de vifs débats, à la fois au sujet de leur nature et de la responsabilité qu’elles induisent…   Les multiples prolongements de l’humain semblent en réalité recouvrir des processus de nature très différente.

De nouveaux usages permettent aujourd’hui d’évoquer un humain prolongé d’une manière inédite par et dans ses données corporelles et de santé. Dans l’hypothèse  d’une généralisation des pratiques autour de “jumeaux numériques”, il convient d’interroger le rapport de la personne humaine à cette entité virtuelle faite de ses propres données de santé.Des données personnelles de santé induisent de nouvelles formes d’augmentation des pouvoirs humains, à la fois sur eux-mêmes et sur le reste du monde. Dans cette reconfiguration et dans une certaine ironie, l’humain ainsi mis en données se dégage des contingences biologiques pour justement mieux agir sur son enveloppe biologique. Pour entretenir, maintenir son corps, son enveloppe biologique, dans rapport inédit aux lois de la physique, cette reconfiguration de l’humain en données abolit le biologique. Le temps, lui, résiste à cette reconfiguration et continue son impitoyable décompte. L’humain et le vivant se développent en incessantes interactions et modifications. Les données ne valent qu’un temps. Le temps d’après, l’humain a déjà évolué. L’individu a échappé à ses propres données. Les données ne sont plus l’individu, elles ne sont plus rien. En ce sens l’humain en ses données, qu’il soit le même ou bien un double, reste fugace, reste humain. 

 

 

1- Ne sont évoquées ici que les données de santé. Il ne s’agit pas des traces numériques générées par les activités personnelles sur le net.

2 – Qu’appelle t-on “jumeau numérique » ? “Si vous avez numériquement un modèle mathématique représentant un système réel, nourri par des données issues de ce système réel, vous avez un double numérique. Bien entendu la qualité du double numérique dépend en premier lieu du modèle mathématique“. Raksmey Phan. Blog recherche. Institut Mines telecom. 10 décembre 2019.

Quèsaco le jumeau numérique ?

A lire aussi : CEA. Clés, les voix de la recherche. La médecine du futur, contexte, technologies, domaines d’application, perspectives. N° 67. Décembre 2018. P. 7.

3 – Virginie Tournay. Intelligence artificielle, les grands enjeux de l’amélioration des capacités humaines. Paris : Ellipse, 2020. P. 15.

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