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La personne humaine : un corps transcendant

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Le corps est au fondement des sociétés. Il en est le socle, le canal privilégié pour un travail symbolique indispensable à la constitution des sociétés, ainsi que l’explique l’anthropologue Maurice Godelier. Les avancées biomédicales engagent à décrypter ce corps d’un point de vue moléculaire et en facilitent les transformations. Si la personne humaine reste souffrante et mortelle, ses représentations évoluent avec la mise en évidence de ses déterminants biologiques corporels et leur traduction algorithmique. Que font alors ces nouveaux modes de rapports au corps à la définition de la personne humaine ?

Deux livres contribuent à cette réflexion. Ils analysent les nouvelles représentations de la personne humaine portées par le regard médical contemporain et les marqueurs biologiques, nouveaux objets médicaux. Dans The politics of life itself, Biomedicine, Power, and Subjectivity in the Twenty-First Century, Nikolas Rose, sociologue britannique, a décrit en 2006 l’émergence d’une nouvelle compréhension de soi-même. Le corps, objet au XIXème siècle de la médecine clinique à travers un atlas anatomique, s’est transformé en un corps moléculaire. La mise en évidence de ce soi moléculaire vient de s’enrichir avec la publication, en 2016, de La médecine personnalisée, un essai philosophique. Xavier Cuchet, philosophe, examine les implications de la médecine scientifique dans les nouvelles pratiques de diagnostics et de traitements. La personne, l’individu subjectif, en dépit de la nouvelle dimension moléculaire de la médecine personnalisée, est ici définie dans son rapport à la santé, à la maladie, à la médecine.

La vie est aujourd’hui comprise et « actionnée » à un niveau moléculaire. Avec la «biopolitique moléculaire », émerge selon Nikolas Rose, une nouvelle responsabilité pour les individus de reconsidérer les décisions de leur existence à la lumière du rapport à leur corps. Dans cette normalisation des pouvoirs d’intervenir et d’agir sur le corps, s’organise une nouvelle optimisation de l’existence biologique et somatique. Prenant l’exemple de la neuropharmacologie, Nikolas Rose perçoit une nouvelle subjectivité liée à une nouvelle réalité : le corps désormais transformable par les effets des substances chimiques. Il décrit l’évolution de la compréhension et des tentatives d’amélioration du fonctionnement cérébral, comme siège du soi, depuis le début du xixemesiècle et l’avènement de la psychanalyse jusqu’à une conception plus somatisante et biologique des phénomènes psychiques. De cette évolution, Rose retient que désormais l’«espace profond» de la cérébralité a tendance à s’effacer. L’esprit serait dans ces conditions simplement ce que le cerveau fait. Dans la réflexion entre cérébralité et personnalité, il distingue deux visions possibles du fonctionnement cérébral : nous avons des cerveaux ou bien nous sommes des cerveaux. Privilégiant cette dernière affirmation, N. Rose conteste l’idée de l’émergence d’une nouvelle personnalité dans laquelle l’identité serait ramenée au cerveau.

La médecine personnalisée, exercée à travers des données biologiques, renouvelle-t-elle la notion de personne en médecine, se demande dans la même perspective Xavier Cuchet : “comment rapprocher la médecine moléculaire de la personne subjective, faite d’expérience de valeur morale ?”. La démarche se veut critique d’une thèse instrumentaliste et neutraliste de la technique dans le champ de la médecine. Le concept de personne ne sortira pas indemne, à ses yeux, des pratiques contemporaines de diagnostics et de traitements fondés sur l’idée d’un soi moléculaire, de ses marqueurs biologiques. La thèse soutenue est que le biologique s’élargit à toutes les dimensions de l’individu. Il renouvelle la compréhension de la personne dans “l’individuation biologique mais aussi sociale du vivant humain exposé mais aussi transformé (y compris épigénétiquement) dans et par son milieu“. La notion de personne humaine revient donc, non pas réduite, mais enrichie des nouveaux savoirs biomédicaux : « un concept de personne dont la signification est établie sur la base d’un continuum ininterrompu, qui va du génome et de son environnement moléculaire immédiat, jusqu’à l’ensemble des conditions d’existence qui sont celles d’un individu socialement et historiquement situé ». Pour expliquer pourquoi l’individu ne peut se dissoudre dans sa biologie, l’auteur fait appel à la notion de transcendance : la transcendance du corps molécularisé, qui reste récalcitrant à l’action sur le biologique : « le vivant humain connaît un forme de transcendance, une transcendance pas seulement par rapport aux processus biologiques – laquelle définit plus classiquement la notion de personne – mais une transcendance en quelque sorte du dedans, qui opère de l’intérieur même de ces processus précisément en raison de leur caractère d’ouverture indéfinie ».

Dans ce nouveau rapport au corps décrite par les deux auteurs, tout devient plus complexe, entre individualisation moléculaire extrême et perméabilité à l’environnement. Le rapport au biologique ne s’envisage plus comme une réduction mais aussi comme un élargissement de la compréhension du corps rapporté à la personne humaine. Celle-ci devient indissociable de l’ensemble des expériences vécues et du renouvellement de celles-ci. Avec les avancées des savoirs, le rapport au corps, dans l’exercice de la médecine personnalisée, loin de se simplifier, semble singulièrement se compliquer.

 

Pour en savoir plus

Nikolas Rose, The Politics of Life Itself. Biomedicine, Power, and Subjectivity in the Twenty-First Century. Princeton : Princeton University Press, 2006.

Nikolas Rose, Joelle ABI-RACHED. Neuro. The New Brain Sciences and the Management of the Mind. Princeton : Princeton University Press, 2013.

Xavier Cuchet, La médecine personnalisée, un essai philosophique. Paris : Les Belles Lettres, 2016.

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