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Le cerveau humain : nouveau domaine d’opération militaire

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Le cerveau humain constitue-il vraiment un nouveau domaine d’opération militaire ?  Si oui, que recouvre exactement l’expression “guerre cognitive », aujourd’hui couramment employée ? S’agit-il d’une version actualisée de la très ancienne guerre psychologique, par de nouveaux moyens numériques, ou une démarche de nature différente ?  “The increasing use of neuroscience by our opponents poses the problem of a graduated and proportionate response to a non-kinetic attack in this area » affirment les auteurs d’un rapport de l’OTAN à ce sujet (1).  Il s’agirait, pour les autorités militaires, de recourir à des systèmes reposant sur des nouvelles connaissances et des technologies issues des recherches en neurosciences, en sciences du cerveau. On parle alors de dual use, d’apport des connaissances et des technologies issues des sciences du cerveau, au domaine militaire. 

 Les sciences du cerveau se définissent comme ” une vaste famille de disciplines de recherche et de soins, rassemblant des spécialités cliniques (neurologie, psychiatrie, psychologie, neurochirurgie, etc.) et fondamentales. Elles concernent l’étude du fonctionnement du système nerveux depuis ses aspects les plus élémentaires (moléculaires, cellulaires, synaptiques) jusqu’à ceux, plus fonctionnels, qui portent sur les comportements et les processus mentaux regroupés sous le terme de « cognition » (2).  La cognition se présente comme un sous-ensemble des sciences du cerveau, plus récent d’ailleurs.  Etymologiquement, le mot “cognitive” fait référence à la démarche de connaissance des individus. De nouveaux savoirs et de nouvelles technologies peuvent contribuer à mieux identifier des mécanismes cérébraux impliqués dans cette démarche de connaissance  dans un comportement donné et dans la prise de décision. Les sciences du cerveau constituent un large ensemble, elles visent la connaissance de l’ensemble du fonctionnement cérébral.  Pour y voir clair, il est  nécessaire d’aller au delà de l’expression de “guerre cognitive”, qui prête à confusion.  Pour davantage de clarté dans la référence au cerveau comme domaine d’opérations militaires, il est possible de distinguer deux champs distincts d’intervention : le premier champ est restreint à la cognition,  il consiste en des stratégies d’influence sur des individus et des populations, renforcées par les technologies du  numérique.  Le deuxième champ vise l’ensemble du fonctionnement cérébral et passe notamment par une mise en œuvre de nouvelles actions rendues possible par le déploiement d’interfaces cerveau-machines, les ICM, pour améliorer l’efficacité « opérationnelle » des soldats. 

Les multiples facettes de la guerre cognitive

Le premier domaine  : la guerre d’influence se renforce avec les possibilités offertes par le numérique, les algorithmes et les réseaux sociaux qui agissent sur la pensée et les comportements des individus. A ce titre, la guerre cognitive se présenterait comme une guerre psychologique qui se mènerait avec des moyens renforcés par le numérique. Il s’agit d’une application au domaine militaire des possibilités grandissantes d’influence sur les comportements humains, individuels et collectifs, via les algorithmes et les écrans. Ce pan est considérable et se développe : « le cadre dépasse le seul champ de la lutte informationnelle : agir sur l’information, c’est uniquement agir sur la donnée qui nourrit la cognition. Or, l’objectif est ici d’agir non seulement sur ce que pensent les individus, mais aussi sur la façon dont ils pensent, conditionnant par là même la manière dont ils agissent » explique David Pappalardo, Direction générale des relations internationales et de la stratégie du Ministère des Armées (3). S’ appuyant sur les technologies numériques « la guerre cognitive consiste à pénétrer le cerveau de l’adversaire pour influencer sa prise de décision, créer de la confusion et in fine paralyser son action afin d’emporter la victoire. La révolution numérique exige d’y prêter une attention nouvelle au travers de la militarisation de neurosciences et de l’intégration croissante des effets dans tous les milieux et tous les champs » est-il indiqué dans le rapport de l’OTAN (1).  

Une telle guerre cognitive s’intègrerait dans le vaste ensemble de la “guerre douce”, softwar, dont Amélie Ferey, chercheuse à l’IFRI donne la définition suivante : “Les guerres douces désignent l’utilisation de tactiques coercitives qui ne correspondent pas à la définition traditionnelle des attaques armées, avec leurs cortèges de bombardements et de morts. Il s’agit d’un concept large qui inclue tous les outils dits « non cinétiques » à la disposition des belligérants, notamment le cyber, les sanctions économiques, les guerres d’information, le boycott et le lawfare», et prévient  : « ces tactiques sont efficaces, et peuvent avoir des effets dévastateurs. Ainsi, le qualificatif de « doux » est à employer de manière critique car il semble euphémiser ce nouveau type de violence. Leurs promoteurs tentent par-là de capter la légitimité associée à la non-violence pour justifier l’emploi ces nouveaux instruments. Il est donc nécessaire de proposer leur analyse critique au regard de normes légales et éthiques qui régissent traditionnellement l’utilisation de la violence étatique » (4). 

 Le second domaine à envisager est tout autre, c’est celui des interfaces neuronales. Les interfaces cerveau-machines se définissent selon l’OCDE comme des « dispositifs et procédures utilisés pour accéder au fonctionnement ou à la structure des systèmes neuronaux de personnes naturelles, pour l’étudier, l’évaluer, le modéliser, exercer une surveillance ou intervenir sur son activité » (5) Les ICM peuvent être invasives (plus efficaces et utilisées uniquement dans le domaine médical) ou non invasives (moins efficaces et utilisées en dehors du domaine médical), en particulier via des EEG (ElectroEncephaloGrammes).  Aujourd’hui les ICM utilisées en dehors du domaine medical sont évidemment non-invasives et ne nécessitent aucune opération chirurgicale. Il s’agit, par des dispositifs posés sur le crâne, à la fois d’améliorer la vie de tous les jours des militaires, de faire gagner le cerveau humain en efficacité et si possible en capacités (notamment en rapidité), même si le pilotage de drone par la pensée n’est pas à l’ordre du jour. Le projet expérimental COGNISIM (Cognitive Simulator for User Interface Design) de l’armée française a pour objectif le développement d’un outil, sur la base d’EEG,  de mesure de la charge dite cognitive (de stress) d’un individu. Sur le terrain, il s’agirait d’éviter des situations ou un individu serait submergé par le stress. L’Agence Innovation Défense a indiqué́ travailler sur des dispositifs permettant d’enregistrer et de contrôler le niveau de stress et la charge mentale des soldats en activité, par exemple des pilotes de véhicules blindés ou des tireurs. Des capteurs placés sur des bandeaux, mesurent par ectroencéphalogramme, l’activité cérébrale du soldat, sa charge mentale et son stress. L’analyse de ces mesures permet, dans un cadre expérimental, d’organiser au mieux les programmes d’entrainement, en évitant à la fois l’anxiété et l’ennui. Le programme REMIND, Restorative Encoding Memory Integration Neural Device, financé par la DARPA, aux Etats-Unis, pour la recherche des pathologies post-traumatiques, a permis des avancées importantes dans la connaissance de ces mécanismes de la mémoire chez les individus. Assez pour faire naitre des craintes de manipulations de souvenirs, implantations de faux souvenirs ou disparition de certains.

Le recours à des ICM invasives, donc implantées chirurgicalement,  est envisagé, au titre de la science-fiction, par la Red team, une équipe d’auteurs et de chercheurs qui imaginent, à la demande de l’armée française, des scénarios de guerres du futur.  Dans le cadre du programme de la Red Team, des exercices d’anticipations et de science fiction de l’armée française en collaboration avec l’Université PSL, des scenarios mettent en scène des soldats dotés d’implants cérébraux. Des soldats seraient équipés d’ICM, des appareils qui agiraient directement sur le cerveau, et à l’inverse le cerveau pourrait se connecter et obtenir directement des informations de l’extérieur : “NeTAM – Neuro Terre Air Mer – est un protocole d’interface neurale développé par le ministère des Armées à partir de 2026, en collaboration avec le CNRS et divers acteurs privés, sur la base de technologies dérivées du programme Neuralink d’Elon Musk. Il a pour but de pallier les défaillances humaines et d’améliorer les performances des sujets. NeTAM assiste les unités connectées dans leurs décisions et actions. Chaque sujet connecté dispose d’un implant. Les implants fonctionnent en réseau. L’implant charge les données pour usage immédiat (séquence d’activation) ou les stocke en hypomnèse pour un usage ultérieur. De même, l’implant peut annuler les données d’opérations précédentes, devenues inutiles. Parmi ses fonctionnalités, le programme permet notamment l’échange de données homme / machine, la prise de contrôle d’équipements à distance ou sur le terrain, l’amélioration des capacités du combattant en situation (perception, réception d’informations, gestion du stress etc.), la collecte et l’archivage en temps réel par un double témoignage live et différé (objectif-subjectif) et l’exploitation de ces informations archivées en vue d’un usage ultérieur. De plus, le programme autorise l’accès à une banque de données sécurisée qui renseigne en flux continu sur le contexte de l’action en cours » (6).  

Dans cette hypothèse, la guerre dite “cognitive” va donc en réalité bien au delà du domaine de la cognition dans la mesure où elle vise le fonctionnement du cerveau dans son ensemble. Cette précision apportée, il semble que le cerveau, devenu technicisé,  apparaisse effectivement comme un nouveau et vaste domaine d’opérations militaires. De nouvelles méthodes et moyens, rassemblés sous l’appellation “guerre cognitive”,  constituerait un nouveau domaine militaire, lequel viendrait s’ajouter aux autres domaines existants : terrestres, aériens, navals, extra-atmosphériques et cybers.  

 

1 – Innovation Hub.  Warfighting 2040 Project Report? How will NATO have to compete in the future ? March 2020. 

2 – Claude Delpuech. Pierre Henri Duée. Neurosciences et loi de bioéthique. Annales des Mines. Réalités industrielles. 2021/3 aout. Pages 46 à 49. 

3 – David Pappalardo. La guerre cognitive : agir sur le cerveau de l’adversaire. Le Rubicon. 9 décembre 2021.

4 – Amélie Ferey. Israël/Palestine : les nouvelles armes de la « guerre douce ».   ·  14 janvier 2020. 

5 – OCDE, Recommandation du Conseil sur l’innovation responsable dans le domaine des neurotechnologies, OECD/LEGAL/0457.https://www.oecd.org/science/recommendation-on-responsible-innovation-in-neurotechnology.htm

6 – Red Team. https://redteamdefense.org/saison-0/barbaresques-3-0

 

 

 

 

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