Lien copié

Demain, « électriser » nos cerveaux pour mieux apprendre ?

Share On Facebook
Share On Twitter
Share On Linkedin

Convaincu que de nombreux équilibres économiques, politiques et sociaux vont être ébranlés par le développement des intelligences artificielles, Elon Musk a récemment fondé Neuralink pour créer de nouvelles interfaces entre les humains et les machines. Ces interfaces seraient implantées directement dans nos cerveaux. Il est à prévoir que ces interfaces, si elles émergent, génèreront de grandes angoisses et de profondes controverses liées à l’intervention chirurgicale sur le cerveau, au coût économique d’une telle technologie, aux effets secondaires sur l’activité cérébrale et physique des porteurs, etc… La connexion, voire la fusion entre cerveaux humains et cerveaux de silicium, n’est donc vraisemblablement pas pour demain matin.

Des technologies « d’augmentation cérébrale » beaucoup moins invasives et onéreuses existent déjà et font l’objet d’un nombre croissant d’études : la « stimulation transcrânienne à courant direct ». Cette technologie de stimulation cérébrale est des plus simples à fabriquer : il s’agit d’électrodes connectées à une batterie que l’on place sur certaines parties précises du crâne et qui transmettent un courant électrique de faible intensité en continu pendant une période définie. Les expérimentations récentes laissent à penser que cette technologie est promise à de nombreuses applications, médicales (où une régulation existe déjà) comme non-médicales (où un vide juridique persiste), du traitement de l’épilepsie à l’augmentation de la mémoire à court terme.

La stimulation électrique du cerveau : un boost pour les performances cognitives aux conséquences encore floues

En décembre 2016, Neuropsychologia a publié une étude, dirigée par Michael C. Trumbo [1], dont les conclusions ont surpris les auteurs eux-mêmes : lorsque les électrodes sont placées sur une partie bien précise du cerveau – le cortex préfontal dorsolatéral droit – au cours d’exercices sur la mémoire de travail, la stimulation peut engendrer à court terme des gains de performance non seulement sur la tâche faisant l’objet des exercices – se remémorer des séries de lettres – mais également sur les tests de logique.

Le laboratoire Sandia d’Albukerque où s’est déroulée l’étude a fourni des pistes d’explication dans un communiqué de presse : « une explication qu’offre Trumbo est que le cortex préfontal dorsolatéral droit est particulièrement impliqué dans l’usage de la pensée stratégique durant les exercices. En stimulant la bonne partie durant les exercices relatifs aux mots, les volontaires semblent améliorer leur usage de la stratégie. La stimulation transcrânienne à courant direct améliore la connexion entre ces neurones, ce qui engendre une capacité améliorée d’utiliser cette pensée stratégique, même sur d’autres tâches. » Les auteurs soulignent que cette étude, qui ne visait pas à collecter des données sur la pensée stratégique, doit être confirmée par d’autres travaux plus spécifiques [2].

La stimulation transcrânienne à courant direct est déjà autorisée en Europe dans le champ médical pour traiter la dépression et les douleurs chroniques. Toutefois, une étude sur le traitement de la schizophrénie publiée en juin 2017 a pointé qu’elle n’était pas sans effet secondaire pour les patients, dont certains se sont plaints de rougeurs sur le crâne, de bourdonnements dans les oreilles, et de nervosité [3]. Le Dr Andre Brunoni, qui a dirigé cette étude à Sao Paulo, a déclaré au Healthday : « La stimulation transcrânienne à courant direct a été utilisée de manière croissante par les médecins en tant que traitement non-labellisé. Notre étude révèle pourtant qu’elle ne peut être recommandée comme une thérapie en soi et doit faire l’objet de davantage de travaux. » [4]

Une technologie utilisée aujourd’hui par un cycliste du Tour de France. Utilisée demain par tous nos enfants ?

La tentation de la stimulation cérébrale peut être grande pour des adultes jetés dans la quête à la performance dans les sphères économiques, sportives ou encore militaires. Le cycliste américain Andrew Talansky, qui a participé au Tour de France 2017, a ainsi assumé son utilisation au cours des entrainements du casque de stimulation cérébrale mis en vente par Halo Neuroscience, conçu comme un casque de musique [5].

La tentation n’est pas moins grande pour les plus jeunes dans la sphère éducative, ce qui augure de très lourdes questions éthiques et politiques. Devra-t-on un jour demander à tous les élèves de lycée, de collège, voire d’école primaire, de porter un casque de stimulation transcrânienne sur la tête pendant leurs cours pour accélérer leurs apprentissages, avec tous les risques sur leur santé que cela comporterait ? L’éducation nationale et la Sécurité sociale décideront-elles de n’encourager leur usage que pour les enfants en difficulté, par un remboursement des frais fondé sur un plafond de performances cognitives ? L’Etat se refusera-t-il au contraire à recourir à de telles technologies, au risque de ne laisser que les familles les plus aisées et les mieux informées en profiter pleinement dans des écoles privées ou à la maison ? Sera-t-il interdit tout usage sur les mineurs ?

De telles questions doivent être mises sur la table au niveau de l’Etat et surtout au niveau de l’Union Européenne dès maintenant, tant que cette technologie n’est pas un objet de consommation de masse. Au-delà des questions techniques de régulation juridique [6], le Vieux Continent ne peut se passer d’un débat politique sur la réforme des pédagogies éducatives à la lumière des découvertes scientifiques sur les mécanismes cérébraux liés à l’apprentissage. Les Européens voudront-ils prendre le risque d’autoriser l’utilisation de casques de stimulation cérébrale pour augmenter les capacités d’apprentissage des enfants, voire de la faciliter pour ceux qui ont des difficultés à suivre les enseignements ? Préfèreront-ils, comme pour l’intelligence artificielle, suivre des normes et des habitudes forgées par les grandes entreprises américaines sans intervenir pro-activement en tant que puissance publique ? Ces questions sont aujourd’hui ouvertes. Si les élus les négligent, le marché se pressera d’y répondre.

 

 

 

[1] Michael C. Trumbo (dir), « Enhanced working memory performance via transcranial direct current stimulation: The possibility of near and far transfer. », Neuropsychologia, décembre 2016, 93(Pt A) : 85-96, http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0028393216303852

[2] Sandia Labs News Releases, « Research from Sandia shows brain stimulation during training boosts performance », 24 avril 2017

[3] Andre R. Brunoni et al. « Trial of electrical direct-current therapy versus escitalopram for depression », New England Journal of Medecine, doi:10.1056/NEJMoa1612999, 29 juin 2017

[4] « Electric Brain Stimulation No Better Than Meds For Depression: Study », Healthday, 28 juin 2017, http://www.health.com/healthday/electric-brain-stimulation-no-better-meds-depression-study

[5] Nicolas Richaud, « Le casque qui pourrait faire gagner le Tour de France », Les Echos Entrepreneurs, 30 juin 2017, https://business.lesechos.fr/entrepreneurs/actu/030418092083-le-casque-qui-pourrait-faire-gagner-le-tour-de-france-311323.php?PLiaxHLW1jJC5tIV.99

[6] voir article précédent : « Les appareils “d’augmentation cérébrale“ : un nouveau défi de régulation pour le politique », 17.02.2017, http://www.anthropotechnie.com/les-appareils-daugmentation-cerebrale-un-nouveau-defi-de-regulation-pour-le-politique/

0 commentaire

Commenter

Your email address will not be published. Required fields are marked *

Champs obligatoires*